
Lara VIAU-DESMARAIS, enseignante spécialisée, est devenue brodeuse d'art quelques années
Interview de Rémi BOYER de l’association AIDE AUX PROFS, publiée dans le mensuel n°163 de juin 2015 sur le Café Pédagogique.
Quel a été votre parcours de carrière depuis la fin de vos études jusqu'à ce jour ?
Je suis entrée dans l'EN pour être enseignante spécialisée. La recherche, l'adaptation permanente, le travail en équipe pluridisciplinaire étaient dès l'IFUM mes plus grandes motivations. Je savais dès lors que j'étais bien plus vouée à la recherche, l'observation et l'écoute que l'enseignement en classe « traditionnelle ». J'ai exercé 3 ans en IEM (Institut d'Éducation Motrice) auprès d'enfants cérébraux lésés en région parisienne. J'y ai découvert le travail passionnant de recherche en équipe pluridisciplinaire. Promise à une formation au CNEFEI de Suresnes par ma hiérarchie en région parisienne, j'ai néanmoins choisi de partir en 2003 en province pour des raisons familiales. Mes enfants étant alors très jeunes, je reportais ma formation de 2 ou 3 ans afin de pouvoir physiquement mener à bien ce projet qui me tenait à cœur. Le changement de politique de l'inspection de l'enseignement spécialisé (alors AIS) d'un département à l'autre a été cependant radical : en province le choix était d'ouvrir les spécialisations pour les enseignants à bout de souffle (deuxième carrière) et non pas d'encourager les vocations.
J'ai donc navigué de poste en poste de « faisant fonction », toujours trop jeune et pas assez abîmée dans l'EN pour pouvoir être formée et titularisée mais toujours assez compétente pour occuper les postes vacants... En questionnement par rapport au système provincial et la place que je pouvais alors y occuper, j'ai demandé en 2007 au service des ressources humaines de mon département d'user de mon droit à passer un bilan de compétences.
Mon interlocutrice m'a alors répondu que « c'était mon droit mais qu'aucune ligne budgétaire n'était prévue pour les enseignants du 1er degré jugés non recyclables » … J'ai donc été voir un cabinet privé et l'ai payé avec mes propres deniers (le tarif "usuel" y était d'environ 1500,00 euros). Il en est alors ressorti que ma vocation dominante restait artistique.
Je n'étais pas encore prête à explorer ce domaine, d'autant que ma vocation sociale et enseignante demeurait importante... J'ai ainsi poursuivi ma voie d'enseignante en exerçant sur de nombreux postes au sein des RASED (6 ans) parfois en y étant très bien accueillie, parfois en y étant mise à l'écart de manière drastique. En effet, faute de véritable formation spécialisée, j'incarnais la pire représentation de substitution des maîtres spécialisés pour mes collègues alors mis à mal par le spectre de la disparition des RASED. Le sentiment d'essoufflement commençait à se faire jour, j'ai alors été envoyée en début de formation CAPASH (en N-1 en mai 2009 )pour devenir enfin réeducatrice (fonction que j'exerçais clandestinement grâce à deux collègues réeducatrices qui m'ont littéralement aidées, formées, remises en question durant mes années d'exercice à leur côté… ), bref, je répondais aux besoins du terrain mais la déontologie et la défense corporatiste des maîtres G en ces années difficiles pour les RASED m'interdisaient de révéler que je pouvais endosser cette posture en dehors de toutes formation officielle. Je croyais alors pouvoir sortir de cette clandestinité...
Mais nous étions 4 postulantes pour 3 places, j'étais la plus jeune et là encore, une collègue en souffrance au travail et en état de fragilité est finalement partie en formation en priorité avant moi et je suis restée au final sur le banc de touche au terme de ce stage intense de 3 semaines, destiné au changement de posture professionnelle... J'ai finalement terminé mes années de souffrance dans l'enseignement spécialisé au sein d'une équipe RASED qui se sentait terriblement menacée par l'institution. J'y suis restée deux ans, la seconde année nous y étions trois maîtres « faisant fonction », c'est à dire non spécialisés. Afin de préserver les maîtres formés et spécialisés, nous avons été contraints tous les trois à leur demande, de sortir officiellement de cette équipe du RASED en septembre.
Nous avons donc été placées de manière non préparée en renfort école, corvéables à merci, sans concertation d'équipe ni garde-fous et ne faisant véritablement partie d'aucune équipe. Nous avons du prendre en charge des situations d'urgence particulièrement difficiles, seuls, sans supervision et sans aucune réponse lors de nos appels à l'aide ... J'ai dû tutorer mes deux collègues (dont celle qui était partie en formation de rééducatrice deux ans plus tôt sans être parvenue à la finaliser). Le troisième collègue s'est quant à lui suicidé un matin de novembre sur la route qui le menait à son école de rattachement… Aucune cellule de crise n'a été mise en place, il a fallu que j'annonce moi-même à mon institution son décès 10 jours après sa disparition (j'en ai été tenue informée personnellement, j'ai du faire le relais professionnel).
L'accueil a été des plus froid et maladroit, j'en suis encore glacée, c'était il y a 4 ans … Je ne pouvais plus travailler pour une institution qui malmenait à ce point ses meilleurs atouts. Je n'avais plus confiance, il fallait que je parte, cela devenait évidement vital.
J'exerce désormais depuis 3 ans à mi-temps dans une école à 5 km de mon domicile. J'ai placé mes priorités personnelles au-devant du domaine professionnel qui avait désormais cessé de me passionner et qu'il me fallait tenir à distance pour me protéger. Je me suis alors appuyée sur mes compétences propres, j'ai créé petit à petit un nouveau projet professionnel emplie de perspectives, d'apprentissages et d'évolutions possibles.
Quelles compétences pensez-vous avoir développées dans ce métier ?
Mes premières années en institut associatif m'ont beaucoup appris en ce qui concerne la construction et l'organisation de projets en équipe pluridisciplinaire. L'esprit coopératif qui s'en dégageait m'a fortement inspiré ainsi que mon exercice de classe avec des méthodes d'enseignements dites alternatives et coopératives. Aujourd'hui, je mets en pratique des rétro-planning, de la gestion de projets à la taille de mon entreprise, et bien qu'artisan, je ne travaille pas seule. L'esprit coopératif est beaucoup plus présent dans mon nouveau travail. Je m'entoure de compétences différentes mais complémentaires, nous œuvrons ensemble pour des projets communs. Je crée et cultive mes réseaux professionnels.
Quels projets aviez-vous en tête pour partir et lequel avez-vous mis en oeuvre ? Avez-vous démissionné ?
Je n'ai pas encore démissionné, j'ai créé une activité il y a 4 ans qui n'est pas en rapport avec mon premier métier d'enseignante mais plus en lien avec ma formation plastique initiale. Il s'agissait au départ de créer quelque chose de vivant sur des ruines morbides. Je suis plasticienne initialement, j'ai donc travaillé à la sublimation.
Quelle est votre activité aujourd'hui ?
De fil en aiguille, j'ai acquis le titre de brodeuse d'art grâce à l'évolution de mon exercice. Passé le simple besoin de reconnaissance, je construis depuis deux ans un métier qu'il me faut faire devenir viable, rentable. De la passion est née la raison et une entreprise de broderie. J'ai choisi de les mettre en application sur des accessoires de mode féminins et des accessoires de décoration sous le nom de ma marque : « J'en ai pas l'air » (qui a fermé depuis l'interview)
Je crée en effet des univers brodés mais transforme des graphismes en broderies pour d'autres petites entreprises (confection artisanales de petites séries) ou grandes entreprises en devenir (avant qu'elles ne puissent accéder à la broderie à l'échelle industrielle). Mes carences de formation dans les domaines de la vente et de la gestion d'entreprise ont été très vite pensantes. Je ne pouvais rester seule, je suis entourée de professionnels de la création d'entreprise (dont mon propre époux) j'ai donc créé rapidement des réseaux qui sont depuis, de plus en plus construis et résolument professionnels.
J'ai investi dans du matériel, des machines professionnelles, j'ai appris à communiquer par l'image, j'investis encore dans des services de communication et de e-marketing, je cible ma communication et ma clientèle. Tout cela prend du temps car je l'apprends « sur le tas » et je travaille encore à mi-temps pour l'EN. Je viens de clore un projet de financement participatif qui fut une très belle réussite (sur Ulule en 2015) afin de gagner du temps et clore une première étape d'investissement matériel (station de travail et logiciel de broderie plus performants). Outre l'aspect créatif qui au final n'occupe qu'une partie minoritaire de ce nouveau travail, il me permet d'élaborer de véritables stratégies de développement. J'aime à travailler en équipe, j'aime à élaborer de nouveaux projets et à entrevoir des portes ouvertes qu'ils convient de bien choisir.
Que conseilleriez-vous à un enseignant qui souhaite créer son activité en autoentrepreneur ?
Il me paraît important d'être bien entouré. La culture enseignante est très loin de la culture d'entreprise. Le changement de posture ne se fait pas d'un claquement de doigts.
Il existe également d'autres alternatives au statut d'auto-entrepreneur en cumul d'activité comme les coopératives d'emploi (SCOP, CAE) par exemple qui permettent de s'essayer à une nouvelle activité ou même en amont de tester une idée et de la transformer en projet tout en étant encadré sur le plan entrepreneurial. Pour ma seule expérience, il est clair que seule, je ne serai jamais allée jusque-là où j'en suis.
Entre avant et maintenant, quelles ont été les répercussions (positives ou négatives) dans votre vie personnelle de ce changement professionnel ?
Mon salaire de mi-temps d'enseignante est encore nécessaire car il constitue à l'heure actuelle mon unique apport financier au sein des dépenses familiales qui n'ont pas diminué. Mes enfants ont grandi et mon aîné commencera très prochainement son cursus dans les études supérieures. Il me faut désormais cesser cette phase d'investissements et commencer à générer de véritables revenus. C'est aujourd'hui ce seul aspect qui pèse dans ma situation professionnelle. Par ailleurs, je suis tellement positive et bien dans ma nouvelle posture qu'il nous est impossible d'envisager un retour en arrière (ma famille étant désormais motrice dans ces nouvelles perspectives). Je n'attends donc que le meilleur et travaille beaucoup en ce sens pour y parvenir. Je ne compte à nouveau plus mes heures mais je le fais avec plaisir, j'apprends même à me prévoir de véritables temps de pause pour me ressourcer.
Je n'ai plus vraiment de vacances mais je n'ai plus à les attendre avec autant d'impatience (sauf pour me dégager de mes obligations d'enseignante à mi-temps).
NDLR 2025: Depuis cette interview, Lara VAU-DESMARAIS a cessé cette activité.
Elle est resté enseignante jusqu'en août 2016 dans l'Education nationale puis l'a quittée pour devenir Chargée d'appui aux politiques de solidarité de la commune d'Angers en 2018-2019.
Durant 7 mois en 2020, elle est devenue chargée d'étude dans le domaine du handicap pour le GEIST de Mayenne.
Ensuite elle a repris ses études de 2019 à 2021 pour obtenir un Master de Psychologie sociale du Travail et des Organisations. Lors de ses stages de formation, elle a travaillé comme Conseillère inclusion handicap et psychologie du travail.
Par la suite, en 2022 elle est devenue intervenante en séminaire, réalisant des conférences.
De 2021 à ce jour, elle travaille comme intervenante EMAS (Equipe mobile d'appui à la scolarisation), et comme Consultante Psychosociologue du Travail spécialisée dans le Handicap au niveau de l'emploi et de la formation.
Si le parcours de Lara VIAU-DESMARAIS t'inspire, tu peux être intéressé(e) par l'Option IDEES afin d'évaluer lesquelles de tes expériences et compétences transférables pourront te permettre de réussir ta reconversion sans forcément reprendre des études.
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