
Le 05.07.2010 Rémi BOYER avait interviewé Roger-François GAUTHIER rencontré au colloque d’Amiens de l’AFAE en mars 2009 et qui lui avait fait des compliments sur son premier ouvrage « Enseignant… et après ? Comment préparer et réussir sa seconde carrière » paru en août 2009 aux éditions Les Savoirs Inédits.
Enarque, IGAENR, expert en Sciences de l’Education et notamment en politiques éducatives, Roger-François GAUTHIER nous avait raconté son parcours de carrière, et avait répondu à de nombreuses questions. Cette interview ayant déjà 15 ans, Rémi BOYER est revenu mi-juillet 2025 vers Roger-François GAUTHIER.
ELEMENTS FOURNIS PAR ROGER-FRANÇOIS GAUTHIER
Vous me suggérez, par vos questions, de présenter un bilan de ce qu’un fonctionnaire de l’éducation nationale, faisant partie de ce qu’on appelle l’administration, pour faire vite, peut dire de ses dernières années d’exercice (après 2010) et de son entrée dans une relation plus libre, mais sans doute plus engagée, à l’éducation, dans le cadre de sa retraite. Donc les années 2010-2025… J’écris ces lignes non pas « pour moi », ce qui aurait en soi peu d’intérêt, mais en pensant à ce que mes aventures et mésaventures peuvent signifier pour des enseignants, qui ont rarement la possibilité d’avoir accès aux politiques d’éducation et à leurs coulisses. Puisque l’éducation nationale en France abrite un exercice du pouvoir qui est tout sauf démocratique.
Depuis 2010, quelles missions, responsabilités vous ont été confiées ?
Je vais retenir deux thèmes, parmi d’autres… :
1. LA QUESTION DE L' EVALUATION DES ETABLISSEMENTS ET DE SA PROGRESSIVE PERVERSION EN UN GOUVERNEMENT DES CHIFFRES
J'ai été partie prenante d'un courant qui était totalement inexistant en France, d'une préoccupation qui n'existait pas, pourrait-on dire : évaluer les écoles et établissements scolaires (dans un pays où traditionnellement, on ne fait qu'"inspecter" des personnes, individuelles). En France, l'éducation, à tous niveaux, est tellement définie de façon centralisée qu'on ne s'était jamais avisé de l'intérêt qu'il pouvait y avoir à évaluer des établissements, pour savoir où ils en étaient dans l'accomplissement de leurs missions notamment nationales. Dans d'autres pays d'Europe, l'Ecosse, la Tchéquie, l'Angleterre, et bien d'autres cela se faisait et souvent il s'agissait la plupart du temps d'auto évaluations, par lesquels les personnels et acteurs eux-mêmes se posaient la question de la qualité "globale" du service qu'ils rendaient à la population. Cette carence est d'autant plus paradoxale qu'on sait très bien que les différences, y compris dans les enseignements, entre par exemple les différents collèges sont flagrantes, et font partie du contexte général d'inégalités que l'école française ne parvient pas à dépasser.
Ce que j'ai vu, c 'est que cette question de l'évaluation des établissements et de leur auto évaluation qui aurait pu être un superbe chantier à confier aux enseignants pour qu'ils s'en saisissent, ne leur a jamais été présenté loyalement par l'autorité, et qu'au même moment on a vu pleuvoir dans les établissements quantité de demandes de statistiques et d'"indicateurs" dits de performance qui ont enchanté les technocrates, mais qui n'ont pas été perçus comme intéressants par les enseignants.
On a assisté, dans ces années, au lieu de la réflexion pour progresser qui aurait été souhaitable et bénéfique à chacun, à une transformation de l'éducation nationale en une fabrique de données qui intéressaient peu de gens et qui n'ont pas changé la donne, surtout ! Les obsessions de mesure technocratique ont atteint des sommets avec par exemple la consécration de fait, jamais délibérée, de logiciels de notes ou les errances sans fin autour de la question de la validation des deux "socles communs".
Tout a été fait pour que les enseignants soient en ces domaines plongés dans un brouillard souvent angoissant, comme si une partie de leur métier était désormais définie autrement, sans qu'ils aient été consultés.
2. LA QUESTION DE L'ELABORATION DES PROGRAMMES D'ENSEIGNEMENT
Quand a été créé en 2013 le Conseil supérieur des programmes, le ministre Vincent PEILLON a fait appel à moi pour en faire partie au titre des personnalités qualifiées. J’en ai été membre jusqu’en 2018. Le défi était intéressant puisqu'il s'agissait d'abord d'élaborer le nouveau "socle commun de culture", que venait de voter le législateur. On trouvera en annexe (ci-après) un texte où j'ai analysé ce qui s'est fait dans ce cadre et pourquoi il a au bout du compte une nouvelle fois échoué.
L'enjeu ? Il est important pour les enseignants, qui ignorent en général tout de la façon dont les "programmes d'enseignement" sont en France sélectionnés et élaborés. Ils doivent appliquer une règle dont ils ne connaissent pas l’origine ni le sens. Et il est important aussi pour les élèves et pour le système entier, pour la société, de savoir quels choix sont faits et surtout quel est l’effet sur les élèves de ce qu’ils apprennent. Non pas en termes de notes, mais en termes de savoirs pour se repérer dans les complexités du monde.
Qu'est-ce qui vous a le plus passionné ?
Cette passion fut souvent et d’abord une colère : constater que, malgré bonnes paroles et efforts de chacun, le système éducatif français n’a pas évolué pendant ma carrière, vers plus de démocratie et d’égalité. Alors comme on ne peut courir tous les lièvres à la fois, j’en ai choisi un, qui me semblait dans un angle mort, celui de toutes les routines et tabous et de questions jamais posées : les contenus d’enseignement.
Il m’apparaissait qu’ils étaient rarement discutés, mais surtout incroyablement morcelés, entre disciplines et années d’études, et qu’au bout du compte il n’y avait dans tout cela aucune cohérence et surtout qu’on ne savait pas ce qui justifiait tel enseignement ou son absence. Dans la plupart des pays, ce document global sur ce que l’Ecole enseigne s’appelle le « curriculum ». Il est étonnamment absent en France, comme je l’expliquai dans cette tribune du Monde « Plaidoyer pour un gros mot : curriculum » Dans le cadre d’un groupe que j’ai co-fondé, qui reprend ce nom , le Collectif d’Interpellation du Curriculum » (CICUR), nous travaillons sur ces questions. Voir le très riche blog (textes, vidéos, audios).
Quels autres ouvrages avez-vous publiés ?
Ouvrages, articles, conférences en France et à l’étranger (Italie, Argentine, Chine, Belgique…) :
A) Ouvrages :
• Crises des programmes scolaires. Pour une Ecole de la conscience.
• Contre l’Ecole injuste (co-auteur Philippe CHAMPY)
• Manifeste pour le collège (co-auteur Jean-Pierre VERAN)
B) Articles : 25 tribunes dans Le Monde
C) Articles dans AOC :
• L’École après l’été : trois axes pour un vrai changement ;
• Réarmer l’école ? Mais de quelle guerre parlons-nous ? ;
• Il faut révolutionner les savoirs scolaires ! ;
• Quels savoirs pour une école juste ?
D) Un numéro de la Revue internationale d’éducation (copilotage Daniel Coste) sur L’oral dans l’éducation
E) Affaire des Mal-Savoirs. Confessions à qui voudra.
F) Deux conférences :
• CNESCO 2024 Sur les savoirs scolaires et les savoirs du monde.
• Ligue de l’enseignement 2025. Sur la question de l’esprit critique.
Que faites-vous depuis votre départ en retraite ?
Comme vous l’avez compris, avant je gagnais ma vie comme haut-fonctionnaire (on dit ainsi, mais cette expression est très critiquable je crois) et j’étais en fort ressentiment face à l’école de France dont j’étais un acteur.
Depuis mon entrée en retraite je vais dire qu’enfin je travaille, essayant d’aller plus loin, individuellement et collectivement, dans ma pensée des choses, au plan national et international, et tentant de convaincre mes concitoyens de l’erreur profonde dans laquelle les politiques éducatives françaises sont plongées sans en avoir conscience. Ma conviction est que la question scolaire en France est depuis trop longtemps une question qui a perdu tout sens politique et dont on ne connaît pas les finalités. Rien de bien ne peut advenir si on ne réintègre pas la question scolaire au sein des problématiques majeures de nos sociétés. Le ressentiment d’une partie de la jeunesse au milieu des risques de divers types de fascisation des discours et des sociétés rend ces évolutions urgentissimes.
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