
Julie Talamon, de l’enseignement de l’espagnol à la réalisation de soi en faveur de l’épanouissement d’autrui
Interview de Rémi BOYER pour l’association AIDE AUX PROFS, publiée dans le mensuel n°99 de janvier 2009 sur le Café Pédagogique.
Quel a été votre parcours professionnel de la fin de vos études jusqu’ici ?
« Après une Maîtrise en Langues, Littérature et Civilisations en Espagnol (LLCE), j’obtiens l’Agrégation externe d’espagnol en 2003. Après une année de stage IUFM en lycée, j’obtiens un poste fixe avec complément de service, avec la responsabilité de sept niveaux sur huit classes distinctes (de la 4e à la 2e année de BTS opticien) sur deux établissements. Ce premier poste fut éprouvant mais extrêmement enrichissant et formateur. Je n’ai jamais cessé de me former depuis mon entrée dans l’enseignement. De 2004 à 2007 j’ai réalisé une formation en massages ayurvédiques au centre TAPOVAN à Paris (ces massages préconisés par la médecine traditionnelle en Inde contribuent en France au bien-être de la personne. Ils sont effectués avec différents types d’huiles qui servent à rééquilibrer la personne sur le plan physique et énergétique). De 2006 à 2009, je réalise des études de psychothérapie transpersonnelle. C’est un travail de développement personnel qui considère l’être humain dans sa globalité : physique, affectif, mental et psychique. Cette spécialisation vise à l’épanouissement de la personne à tous les niveaux en utilisant des techniques basées sur le corps et la de respiration. De 2007 à 2010, je poursuis en parallèle une formation en psychanalyse transgénérationnelle, couramment appelée psychogénéalogie. Il s’agit de travailler sur la généalogie des personnes en portant son regard sur les traumatismes du passé susceptibles de bloquer leur développement personnel et/ou professionnel. Depuis deux ans, je suis TZR sur un ou deux collèges, à une heure de trajet de chez moi, et cette année avec 12 heures de cours et 3 heures de soutien pour compléter mon service. »
Avez-vous eu le temps de mener des projets pédagogiques ?
« J’ai pu organiser pour la première fois cette année un voyage scolaire culturel et linguistique en Espagne, mais les années précédentes, en raison de l’instabilité de mes affectations et du nombre important des niveaux d’enseignement qui m’étaient confiés, je n’en avais absolument pas le temps. »
Quelles compétences pensez-vous développer comme enseignante ?
« J’ai acquis par mon métier d’enseignante des compétences transférables à mon métier de psychothérapeute :
- qualités relationnelles,
- qualité de la relation pédagogique et humaine avec les élèves, les autres enseignants et l’administration,
- le sens de la responsabilité (essentiel pour accompagner un groupe d’adolescents à l’extérieur de l’établissement lors d’une sortie ou d’un voyage scolaire),
- l’autonomie, but essentiel pour mes élèves comme pour mes clients,
- la pédagogie, que je transpose dans mes séances de développement personnel, l’organisation, la gestion de différentes compétences pour enseigner à des classes de niveaux très distincts d’une heure à l’autre, signe de mon adaptabilité et de ma polyvalence,
- la prise de recul par rapport aux élèves et aux relations conflictuelles qu’ils peuvent engendrer, ce qui m’a permis de savoir gérer les conflits. J’ai réalisé régulièrement des stages au Plan Académique de Formation (PAF), notamment en PNL sur la gestion des conflits, et l’estime de soi, le travail sur la voix et le corps dans la classe, et cette année, sur la relation en face-à-face. »
Quelles activités entreprenez-vous actuellement au sein de l’association Art’Monie ?
« Je réalise des massages ayurvédiques, des séances de psychothérapie, de développement personnel et de psychogénéalogie, à raison de 3h à 8h par semaine au total, depuis 4 mois.
L’association Art’Monie intervient aussi dans d’autres domaines visant le bien-être et une meilleure connaissance de soi :
- travail sur la voix effectué par un professeur de l’enseignement,
- massages,
- bilan de compétences,
- coaching,
- gestion du stress (avec notamment un projet avec des élèves, à l’initiative d’un proviseur de lycée privé polyvalent),
- danse,
- relaxation
- yoga. »
Pourquoi quitter les élèves avec lesquels vous avez un bon contact ?
« Je me sens aujourd’hui beaucoup plus psychothérapeute qu’enseignante, j’ai également envie d’être mon propre patron, et de ne plus vivre les relations hiérarchiques telles qu’elles perdurent dans l’Education Nationale. Je souhaite gérer et être libre de mon temps comme je le souhaite. J’enseigne l’espagnol, c’est bien, mais je me suis aperçue que c’est l’épanouissement de l’être humain qui m’intéresse avant tout.
Les conditions de travail que l’administration m’a imposées depuis que je suis professeur m’ont également aidée à faire ce choix :
- jusqu’à plus de deux heures de route par jour (j’ai des collègues enseignants qui dépassent largement ce temps quotidien) car la Franche-Comté est souvent enclavée, car montagneuse, avec des routes dangereuses l’hiver,
- des niveaux de classes nombreux la même année et certains effectifs beaucoup trop élevés en classe de langue pour faire du bon travail ;
- le travail en tant que titulaire remplaçant, et ce, sur plusieurs établissements, sans savoir chaque année où j’allais aller enseigner. Depuis cinq ans, j’ai toujours eu le sentiment d’être en transit, et n’ai souvent pas eu le temps de créer les projets pédagogiques que j’aurais aimé mener à bien. J’ai dû faire le deuil de ma vision première de l’enseignement et mes ambitions pédagogiques pour accepter les réalités du terrain qui aujourd’hui ne me conviennent plus. L’administration n’ayant aucune possibilité d’intervenir sur nos mutations, alors que j’avais obtenu un concours difficile, l’Agrégation, qui aurait logiquement dû me permettre d’enseigner au minimum en lycée, je me retrouve aujourd’hui TZR en collège à plein temps. »
Aide aux Profs vous a proposé de devenir l’un de ses adhérents-référents dans votre région de résidence : que pensez-vous de ce dispositif associatif à distance ?
« AIDE AUX PROFS est une excellente initiative. Je ne la connaissais pas quand j’ai voulu me réorienter. C’est une très bonne idée de soutenir les professeurs en reconversion, car c’est difficile, l’administration ne nous y aide pas.
Quitter la sécurité de l’emploi est un cap difficile, il faut s’y préparer progressivement, et la rubrique « seconde carrière » que vous animez sur le Café Pédagogique m’a beaucoup aidée à réfléchir à ma reconversion, à prendre le temps. J’ai lu la plupart des interviews, et je suis heureuse de pouvoir y contribuer à mon tour pour que cela puisse inspirer d’autres collègues dans la même démarche. Pour réaliser une mobilité externe, quitter la classe, il faut y aller pas à pas. L’idée de créer un réseau d’adhérents-référents, véritables correspondants dans chaque département en France, est une très bonne initiative, car cela va renforcer votre assise, votre présence, votre action. J’ai dans ma carrière rencontré beaucoup d’enseignants qui veulent se reconvertir, et s’ils savaient que vous existiez, ils vous contacteraient aussitôt. Le dispositif d’adhérents-référents est une très bonne idée. C’est une forme de soutien de l’association AIDE AUX PROFS à notre reconversion, et j’aime l’idée de ce réseau qui permet de réorienter les professeurs en difficulté ou en recherche de reconversion vers les adhérents-référents que vous y avez habilités dans chaque région.
Que conseilleriez-vous à une personne qui souhaite devenir professeur en première carrière ?
« Avant de passer le CAPES ou l’Agrégation, il faut faire le module de pré-professionnalisation qui est proposé. Et surtout, aller rencontrer des professeurs en exercice, discuter avec eux des conditions actuelles d’exercice du métier, pour savoir où l’on met les pieds, et assister à des cours de professeurs qui exercent en Zone d’Education Prioritaire (ZEP) ou des Réseaux Ambition réussite (RAR), pour voir ce que peut parfois être réellement ce métier d’enseignant au quotidien.
J’ai rencontré beaucoup de professeurs déçus par ce métier, j’en vois de plus en plus, qui se désengagent dès la sortie de leur formation. Etre Titulaire sur Zone de Remplacement (TZR), cela peut durer très longtemps : 10 ans, 15 ans, et c’est très éprouvant, l’administration ne s’en rend pas compte. De nombreux remplaçants sont souvent ballottés sur deux voire trois établissements. De plus, le TZR n’a plus le droit à des bonifications liées à la pénibilité de son statut, nous avons le même barème que ceux qui ont un poste fixe. Le système du barème de mutation est devenu complètement inadapté aux conditions d’exercice : ce n’est pas la valeur professionnelle des individus qui est prise en compte, mais leur ancienneté… c’est profondément démotivant, notamment pour les jeunes enseignants et cela en devient anti-productif. »
Que conseillez-
vous à un professionnel du privé qui souhaite devenir professeur en seconde carrière ?
« Cela dépend de son âge au moment de cette décision. S’il a plus de 50 ans, cela va être difficile, surtout en école primaire et en collège. Il faut absolument qu’il aille voir avant « sur le terrain » comment ça se passe, car en collège notamment il faut avoir de l’énergie, pour faire de la discipline en classe, et quand on vient d’une entreprise privée, on ne s’attend pas toujours à cela et on n’a pas envie de le faire car on s’attend plutôt au plaisir de la transmission des savoirs… ces personnes sont parfois très rapidement débordées, dépassées par ce métier qu’elles idéalisaient pour les congés scolaires. Elles ne souhaitent finalement plus terminer leur carrière comme professeur, et finissent par repartir. L’une de mes sœurs, après avoir fait Sciences Po, et écrit des livres pour enfants, a obtenu le CAPES de Lettres Modernes en 2007 et là elle a décidé d’arrêter, car la réalité du métier ne correspondait plus du tout à ce qu’elle avait imaginé.
Que conseillez-vous à un professeur qui souhaite réaliser une mobilité hors de l’enseignement ?
« Ne pas se précipiter, surtout si on veut se mettre à son compte. Quand on est passé de l’école à l’université puis à une vie d’enseignant, on est complètement décalé par rapport aux réalités économiques, et trouver une clientèle est difficile. Actuellement, je suis épaulée par l’association Art’Monie, je suis bénévole, et en retour l’association finance une partie de mes formations, et je ne me mettrais pas à mon compte avant 2010 ou 2011. Ce qui nous manque à nous, enseignants, c’est ce rapport à l’argent en situation de travail. Quand on est fonctionnaire, on n’a pas à établir de lien entre notre temps de travail, la qualité et l’intensité de notre implication, et la valeur de ce même travail, l’argent que cela mérite. Quand on décide de se mettre à son compte, il faut réaliser une étude de marché, et décider de ses propres tarifs, pour que l’entreprise que l’on crée soit viable, pérenne.
Lâcher la sécurité de l’emploi de l’Education Nationale est un sacré cap, car l’Education Nationale est une institution, un cocon, un carcan aussi. Quand on n’est jamais sorti de l’école, réaliser ce type de mobilité externe, c’est un « saut dans le vide ».
Estimez-vous actuellement qu’il y a un fossé entre les enseignants et l’administration qui les gère ?
« Dans le cas des TZR, c’est certain. L’administration ignore les réalités du terrain, elle agit de manière souvent arbitraire, avec des situations parfois aberrantes.
Il s’agit avant tout d’une gestion de postes, pas d’une gestion de personnes, qui manque de vision pédagogique et humaine. L’administration n’a pas réellement conscience du métier que l’on fait, de ce que signifie réellement enseigner face à 30 élèves actuellement, heure après heure. Beaucoup d’administratifs s’imaginent qu’on ne fait pas grand-chose sous prétexte que nous avons les congés scolaires et que notre horaire d’enseignement est de 15 ou de 18 heures.
Il y a cependant tout ce qu’ils ne voient pas : les préparations de cours, les copies, les réunions, les heures de soutien, le temps de transport qu’on nous impose, etc. Enseigner, c’est actuellement un lourd investissement face à ses élèves. D’autre part, les rectorats dépensent des sommes énormes pour financer des trajets de professeurs TZR hors de leur zone de rattachement, sans toujours réfléchir à ces aberrations budgétaires. A ce rythme, s’il s’agissait d’entreprises privées, j’imagine qu’elles auraient fait faillite depuis longtemps. Pour illustrer les rapports que nous entretenons avec l’administration, rien que pour demander à rencontrer quelqu’un de la Direction des Ressources Humaines (DRH), il faut d’abord rédiger une lettre de motivation… »
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